Pierre Bernard-Brunet
C’est la puissance miraculeuse des morts de rassembler autour d’eux les vivants.
Nous tous ici présents devant sa tombe, nous sommes réunis parce que nous avons connu, apprécié et aimé Monsieur le proviseur, Monsieur Pierre Bernard-Brunet, que plusieurs d’entre nous avaient fini par appeler plus familièrement « cher ami », voire, pour les plus hardis, « Pierre ».
Ceux qui l’ont approché au plus près par les nécessités du travail, on pense ici à Jean-Pierre Regnault, ont connu un homme attachant et pour lequel on pouvait éprouver des sentiments d’affection. Je n’utiliserai pas ici la forme rhétorique consistant à s’adresser au mort comme s’il nous entendait – tout le monde dans notre lycée laïque ne croit pas à la communion des saints ! –, et je voudrais seulement amorcer ce que nous pourrons penser et dire entre nous durant cette journée commémorative et rendre ainsi notre ami présent.
Je laisserai de côté ici son goût pour la langue. Et pourtant, de quelle virtuosité littéraire il était capable ! Joël Barreau, lui aussi épris de beau langage, a eu mille fois raisons de le compter parmi les grands écrivains ayant su raconter le lycée. Ayant enseigné la linguistique à l’université, Pierre Bernard-Brunet, l’agrégé de grammaire, avait aussi le souci de la précision. Il s’interrogeait doctement pour savoir si, dans la formule « je soussigné », il fallait placer une virgule après « je ». Il s’agaçait de la médiocre coquetterie de Georges Clemenceau refusant un accent aigu pour orthographier son patronyme.
Je choisirai seulement d’évoquer, d’une part, un trait de sa personnalité, son humilité et, d’autre part son amour camusien pour la terre algérienne.
La pudeur était dans sa nature. Jean-Pierre Monlaurent, son proche collaborateur l’avait dit dans la basilique Saint-Nicolas le jour de ses obsèques : « Ses confidences étaient rares, tant il était pudique. ».
Pierre Bernard-Brunet a gardé jusqu’au terme de sa vie cette réserve qu’il ne fallait pas prendre pour de la timidité, encore moins pour une distance hautaine, mais pour de l’humilité.
L’humilité, il l’a mise en pratique constamment. Jean-Louis Liters avait rappelé, lui aussi lors des obsèques, comment, après avoir été choisi pour faire partie de l’annuaire des « Têtes de Loire-Atlantique », notre homme avait détourné la commande, refusant que soient mises en avant sa biographie et sa personnalité, préférant s’effacer derrière sa fonction de proviseur en tant que témoin de la riche tradition du lycée et de ses perspectives d’avenir.
L’humilité, il lui arrivait d’en parler directement. Dans son discours de clôture des festivités de 1992, prononcé dans la chapelle, il avait noté que le lieu, en changeant d’affectation, demeurait cependant un espace de recueillement. Les devoirs surveillés, avait-il déclaré, « sont pour nos élèves une excellente initiation à la pratique de cette vertu qu’on nomme l’humilité ».
Pour ma part, j’ai retrouvé dans un courriel qu’il m’avait adressé ce mot d’humilité. Il était à la recherche d’une citation de saint Augustin, et avait formulé sa requête dans les termes suivants : « Je viens avec humilité, mais sans m’en sentir humilié vous demander un renseignement. ». Admirez le choix des mots.
Son humilité n’était pas feinte et sa juste compréhension de cette disposition de l’âme lui venait, j’en suis certain, de l’éducation reçue chez les jésuites et nous avions parlé plusieurs fois de celle-ci. Il savait ce qu’il devait à ses années de formation auprès des disciples d’Ignace de Loyola sans cacher ce qu’il en avait rejeté.
J’ajoute que c’est à notre proviseur que j’ai songé en lisant dans un bon livre de philosophie paru en 2018, Éthique de la considération, une définition de l’humilité inspirée de Bernard de Clairvaux : « L’humilité, écrit Corine Pelluchon, permet de « mépriser les honneurs au sein des honneurs même » ; elle apprend non à commander en maître, mais à « agir en serviteur », c’est-à-dire que l’autorité qui nous est confiée doit être comprise comme un service à rendre aux autres et à la communauté. Sans humilité, l’individu ignore ce qui lui fait défaut et abuse de son pouvoir ; il est dans la domination. ».
« Agir en serviteur », loin de toute tentation dominatrice, la formule s’applique littéralement à Pierre Bernard-Brunet. De même, cette autre injonction : « Mépriser les honneurs au sein des honneurs même » lui convient parfaitement. Ainsi, quand je l’avais félicité après son élévation dans un grade de la Légion d’honneur, il m’avait répondu d’une formule crue que sa grande ombre indulgente me pardonnera, je l’espère, de prononcer devant sa tombe : « La Légion d’honneur, c’est ce qu’on donne aux vieux c… ». Car chez lui, l’humilité, comme il se doit, s’accompagnait de l’autodérision. Et il acceptait de bonne grâce les retours parfois caustiques que son humour légendaire pouvait provoquer. Je me souviens qu’il avait pris le risque d’afficher en salle des professeurs le sujet donné à un concours d’entrée aux Grandes écoles « Qu’est-ce qu’un chef ? », assorti de cette invitation rédigée de sa main : « Merci de me donner la réponse ». Et un collègue facétieux avait immédiatement renvoyé à la définition audacieuse donnée dans La Guerre des boutons.
Son humilité, comme toute vraie humilité, ne l’empêchait de prendre des décisions. Elle n’allait pas non plus jusqu’à taire ses convictions. Je pense ici à sa méfiance bien connue des réformes incessantes imposées par les responsables de l’Éducation nationale. Ainsi, devant le Recteur, assistant à son discours d’ouverture des festivités de 1992, il avait osé critiquer sans ménagement les immixtions pesantes des directives ministérielles dans la pédagogie. Je le cite : « Je forme le vœu, Monsieur le Recteur, que nous puissions réussir encore avec les rénovations et les « projets » au moins aussi bien que nous avons fait jusqu’ici sans eux. Nous ne demandons rien d’autre que de rester libres d’exercer notre métier et permettre à nos élèves de pouvoir exercer le leur parce que c’est un métier aussi d’être élève. » Avait-il tort ?
Nous avons tous expérimenté qu’un sujet, peut-être le seul, était susceptible de lui faire fendre complètement l’armure : son Algérie natale. À son évocation, ses yeux pétillaient toujours, s’embuaient parfois. L’indépendance en 1962 ne lui avait pas fait quitter Alger où il a enseigné les Lettres (1953-1968). Il y est revenu comme proviseur du lycée français d’Alger (1975-1981) juste avant de s’installer à Nantes pour diriger le lycée Clemenceau (1981-1999) et y établir le record du plus long provisorat de l’établissement.
Qui dit Algérie, dit Albert Camus, dont il était un fervent lecteur. Le hasard, oserais-je dire la providence, a voulu qu’une œuvre du prix Nobel de littérature, Noces, fût au programme des classes préparatoires scientifiques durant la dernière année de son provisorat. Nous avions invité la fondatrice et présidente de la société des études camusiennes, Jacqueline Lévi-Valensi, à donner une conférence sous le titre « L’expérience du présent dans Noces d’Albert Camus », à la Cité des congrès, devant nos élèves et le public nantais. C’était le 4 février 1999. Et nous avions réussi l’exploit de convaincre Pierre Bernard-Brunet de monter sur la scène pour être l’animateur de la séance. Ce fut l’occasion pour lui de laisser vibrer ses sentiments. J’ai conservé les notes qu’il avait rédigées et m’avait confiées avec la mention bien inutile « Brouillon pour avis » – toujours sa modestie – dans le but d’introduire la conférence. Il y eut d’abord un éloge de l’université d’Alger que Jacqueline Lévi-Valensi et lui-même avaient fréquentée, elle comme enseignante, lui comme étudiant.« Il faudra que l’on sache un jour ce que l’université d’Alger, enrichie de l’histoire méditerranéenne, celle des Berbères (Saint Augustin), les Espagnols, les Italiens, les Maltais, les juifs, les arabes, et quelques Français…, a apporté pendant longtemps à la pensée et à la réflexion de l’Europe et en particulier celle du bassin méditerranéen. »
Et puis, après avoir présenté l’invitée et s’être adressé aux jeunes élèves, il a voulu décrire certains membres de l’assistance, et on a compris qu’en réalité il se parlait d’abord à lui-même.
« Quelques-uns sont nés exactement vingt ans après Camus presque au même endroit que lui et presque dans les mêmes conditions matérielles. D’autres ont vécu à Belcourt, dans la banlieue est d’Alger à proximité de l’appartement où il a habité, rue de Lyon. D’autres ont passé leur enfance et leur adolescence à Marengo et à Tipaza, et vous retraceraient de mémoire tous les itinéraires de L’Étranger, les plages et les chemins de Noces, et le Chenoua, et Djemila, et le reste, dont ils n’ont rien oublié. Il leur reste à apprendre les raisons de ce bonheur, c’est vous dire, Madame, et au-delà d’une conférence et d’une étude critique de Noces, quels souvenirs et quelles émotions vous prenez le risque de faire surgir chez ceux qui ont vécu au même endroit les mêmes passions et, pour en reprendre le terme, la même « expérience » de leur présent devenu leur histoire. »
Pour terminer, je laisse la parole à l’un d’entre nous, Jean-Paul Bouchoux, parce que je suis assuré qu’il a exprimé ce que chacun de nous pourrait dire de l’ami qui nous rassemble aujourd’hui. « Il m’a prouvé en plusieurs circonstances qu’il était un homme droit, doté d’une finesse de jugement remarquable vis-à-vis des élèves, des collègues ou de moi-même. »
Jacques Ricot, le 16 janvier 2024
Ce texte, écrit par Jacques Ricot pour le 10ème anniversaire du décès de Pierre Bernard-Brunet, a été lu par son auteur au Cimetière-Parc de Nantes le 16 janvier 2024.
Photo JL Liters