Livre du Bicentenaire (Coiffard, 2008)
L’Anthologie
Auteur : Eric CHEVILLARD
SIX SOUVENIRS QUE LES PIERRES DU LYCÉE N’ONT PAS RETENUS
Je n’ai connu le lycée Clemenceau de l’intérieur que durant mon année d’hypokhâgne (1982-83), ce qui ôte évidemment beaucoup d’autorité à mon témoignage comparé à ceux des élèves et professeurs qui le fréquentent quotidiennement depuis deux cents ans, et c’est pourquoi mon évocation sera brève. J’ai interrogé ma mémoire sans m’infliger de trop pénibles tortures – ni ongles retournés, ni lampe braquée sur mes globes fragiles ni douceâtre madeleine imbibée de tilleul – et elle n’a consenti à me délivrer que les six souvenirs suivants qui ajouteront peu de choses, je le crains, au prestige de cet établissement.
1) mon arrivée en qualité d’interne – le seul de ma classe avec Souleymane S. qui allait devenir mon meilleur ami cette année-là. Avec une dizaine d’autres étudiants ivoiriens, ils se distribuaient les boxes autour du mien dans le dortoir, si bien que, débarquant à Nantes, juste revanche de l’histoire, je découvris plutôt l’Afrique, rires et palabres, et cette résignation courageuse à l’épreuve de l’exil que lui imposent encore aujourd’hui les desseins absurdes du monde.
2) ma déception de rejoindre en Lettres Supérieures des étudiants désespérément studieux et non la bande de jeunes poètes surréalistes que je croyais intégrer.
3) le cours de philosophie de Jean Levêque, mèches grises, blanches et rousses en bataille, qui nous dispensait d’ailleurs bien mieux qu’un cours une leçon, suivant allégrement le vol de papillon de l’idée dans l’obscur et le chaos des zones limites de l’esprit comme si nous n’avions pas quitté le clair pays de la conscience lucide, et qui improvisait devant nous comme si Heidegger était un saxophone.
4) la mince silhouette de C., pâle autant que je savais rougir, et mon apprentissage entre géographie humaine et latin de la non-réciprocité des passions (amères mathématiques du littéraire).
5) une exposition au musée des Beaux-Arts, en face, des gravures sur linoléum de Picasso comme tracées plutôt par les talons aiguilles de quelque danseuse virevoltante.
6) ma promenade en boucle dans la cour d’entrée, le soir, si assidue que je ne sais point de cloître dans toute la chrétienté où l’on ait tant tourné.
ERIC CHEVILLARD