LEFEVRE Julien


Julien LEFEVRE (1852-1916)

 

un éclectisme au service de la science

 

par Jean-Paul BOUCHOUX

 

 

 

Décédé il y a exactement 100 ans,

professeur au lycée de Nantes pendant 24 ans,

ce scientifique brillant et éclectique

a publié de nombreux ouvrages dont un dictionnaire d’Electricité remar­quable :

 

ce succes­seur lointain des Encyclopédistes du XVIIIème siècle est aujourd’hui totalement méconnu, y compris dans sa ville.

 

Cet article est l’occasion de le redécouvrir.

 

Né à Paris le 16 décembre 1852 ; brillantes études au lycée Louis le Grand (deux prix de Concours Général) ; reçu au baccalauréat ès-Lettres en avril 1870.

En 1873, il est admis à la fois à l’École Polytechnique et à l’École Normale Supérieure (rue d’Ulm). Il opte pour cette dernière et y demeurera jusqu’en 1876, période pendant laquelle il obtient no­tamment la Licence ès-Sciences Physiques et Mathématiques (août 1875).

Chargé de cours au lycée de Périgueux pour sa première année d’enseignement, il demande en­suite un congé d’un an à l’issue duquel il décroche l’Agrégation de Sciences Physiques et Naturelles (reçu 6ème en 1878).

 

Après deux années de professorat au Mans, le voilà nommé au lycée de Nantes en 1880 : il y de­meurera jusqu’en 1904 (il est alors « officier de l’Ins­truction Publique » et enseigne en Mathé­matiques Spéciales) .

 

Pendant cette période nantaise, outre son mariage en 1881 – et l’éducation de ses deux enfants – il fait preuve d’une activité débordante.

D’une part, ses qualités professionnelles le font nommer égale­ment professeur à l’École Supérieure des Sciences (créée à Nantes en 1855) et même professeur suppléant à l’École de Médecine.

D’autre part, il va publier de nombreux ouvrages concernant des sujets très divers ; citons notam­ment des fascicules de « Spectroscopie » et de « Spectrométrie« , « La photographie et ses appli­cations« , « Le chauf­fage et ses applications« , « Savons et bougies« , un « Manuel de Physique médicale« , « La liquéfaction des gaz et ses applications« , ainsi que plusieurs ouvrages d’électricité, dont ce « Dictionnaire d’Électri­cité et de Magnétisme » préfacé par Emile Bouty (professeur à la Faculté des Sciences de Paris et à l’École Polytechnique), qui connut deux éditions, en 1891 puis en 1895.

Mais ce n’est pas tout…

En 1892, il obtient le diplôme de Pharmacien de première classe, grâce notamment à une thèse sur La puissance et le grossissement de la loupe et du microscope.

Le 25 mai 1893 il obtient le grade de Docteur ès-Sciences Physiques à la Faculté des Sciences de Paris (Nantes ne possédait plus d’Université à cette époque) avec deux thèses, l’une sur les diélectriques (matériaux isolants du point de vue électrique) et l’autre sur Les combinaisons de l’oxyde de car­bone avec les métaux et les chlorures métalliques.

Julien Lefèvre était vraiment doué d’une puissance de travail phénoménale.

 

Passée cette période scientifique de création intense, Julien Lefèvre, une fois en retraite, se tourna alors vers les arts : peinture, sculpture, gravure, archéologie, apprit l’Italien, se passionnant pour l’Italie et notamment la période de la Renaissance ; il entreprit même une traduction de L’enfer de Dante…Il mourut en 1916.

 

 

Lorsqu’on parcourt le « Dictionnaire d’Électricité et de Magnétisme » de Julien Lefèvre, on est frappé par l’aspect encyclopédique des articles : rédigés dans un style très clair, ceux-ci se veulent exhaustifs et très docu­men­tés quel que soit le sujet, volontiers descriptifs avec de nombreux dessins ou repro­ductions photogra­phi­ques. Le public visé est nommément désigné : « des Électriciens, des Ingé­nieurs, des Industriels… » et les aspects théoriques sont souvent réduits au strict minimum, laissant une très large place aux applications pratiques détaillées.

C’est ainsi qu’il consacre, par exemple, huit pages aux différents modèles de trans­formateurs, douze aux diverses solutions adoptées alors pour la traction électrique des tramways, et même, après avoir étudié le télégraphe sous ses aspects scientifiques et techniques il n’hésite pas à entrer dans les moindres détails…des taxes télégraphiques !

 

Bien sûr, un lecteur non averti peut s’étonner aujourd’hui qu’un dictionnaire d’électricité ne pré­sen­te aucun article sur l’électron… mais ce dernier n’obtiendra son véritable acte de naissance qu’en 1897 à la suite des travaux de Joseph John Thomson pour mesurer le rapport e/m (et il faudra même attendre en­co­re plus de dix ans pour que Robert Millikan détermine sa charge -e).

Nul doute que Julien Lefèvre eût intégré cette découverte fondamentale s’il avait réédité son dictionnaire après 1900 car il entretenait une correspondance suivie avec de nombreux physiciens, ce qui lui permettait de rendre compte des découvertes ou des inventions les plus récentes.

C’est ainsi qu’un article de 1891 faisant état d’un « projet de M.Berlier de Tramway tubulaire souterrain présenté au Conseil Municipal de Paris » annonce le futur métro parisien (le Tube des Anglais) ; ailleurs il évoque un projet de couverture chauffante …ou même de cataplasme élec­trique qui, semble-il, ne verra jamais le jour.

 

Dans le même ordre d’idée, il est intéressant de constater que Julien Lefèvre mentionne, dans son ouvrage « La liquéfaction des gaz et ses applications« , la récente découverte de l’argon « par Lord Rayleigh et M.Ramsay au début de 1897 » et même celle de l’hélium, beaucoup plus rare et dont on commence à étu­dier les propriétés (il signale même l’existence d’un thermomètre à hélium). Cela ne va pas sans risque puisqu’il cite pour argent comptant un article de James Dewar qui pensait, en 1898, avoir liquéfié l’hélium à une température voisine de celle de la liquéfaction de l’hydrogène sous pression normale (environ -253 °C)…On sait qu’il s’agit d’une erreur puisqu’il faudra attendre les travaux de Kamerlingh Onnes en 1908 pour parvenir à cette liquéfaction, mais à une température bien plus basse (environ -269 °C).

 

Humour peut-être involontaire, signalons que la seconde édition de son dictionnaire est sous-titrée : Mise au courant des nouveautés électriques.

 

Aujourd’hui le nom de Julien Lefèvre ne figure dans aucun dictionnaire usuel ; à Nantes même, il n’évoque pour le passant aucune rue, aucune place ou square qui puisse le faire revivre un tant soit peu. Il faut dire que la concurrence est rude avec tous les physiciens et chimistes qui ont laissé leur nom à tant de décou­ver­tes en cette fin de XIXème siècle ( les Edison, Hittorf, Röntgen, Jean Perrin, J.J.Thomson, Rutherford, Arrhénius, Van’t Hoff, Pasteur, Pierre et Marie Curie…).

Comme tant de professeurs anonymes qui sont autant de bons artisans, de compagnons scien­tifiques de qualité, sans lesquels le progrès ne pourrait se transmettre aux jeunes générations, Julien Lefèvre sera oublié par la postérité. Peut-être ce travailleur acharné à l’esprit humaniste rappelait-il un peu trop le siècle des Lumières et le passé, alors qu’à l’aube du XXème siècle, de véritables révolutions scientifiques s’an­non­çaient avec Ludwig Boltzmann, Max Planck, Niels Bohr ou Albert Einstein ?

Mais n’aurait-il pas autant droit à la mémoire populaire que tant d’obscurs généraux ou politiques des temps passés, auxquels on pense en priorité pour baptiser de nouvelles rues ?

 

     

Jean-Paul Bouchoux

Ancien professeur de sciences physiques

au lycée Clemenceau