Livre du Bicentenaire (Coiffard, 2008)
Extrait : Etude / Des pionnières de l’autre siècle
Auteur : Marie-Hélène Prouteau, agrégée de Lettres
Une photo de classe de Mathématiques Supérieures de l’année 1928-1929 où l’on voit deux jeunes filles parmi 26 élèves, l’une d’elles s’appelle Christiane Gouard. De là est née l’idée d’aller à la rencontre de ces pionnières qui, dans les années vingt de l’autre siècle, choisirent un lycée de garçons pour y suivre une de ces classes préparatoires réservées à ces jeunes gens dont Julien Gracq dit qu’ils avaient « l’air discrètement courtois avec sur eux un reflet déjà isolant de la gloire des grandes écoles ». Mais l’auteur de La Forme d’une ville qui finissait ces années-là ses études au lycée a précisé qu’il n’avait pas le souvenir de jeunes filles en prépas, quand nous avons évoqué ce sujet ensemble. Cela laisse imaginer combien la présence de ces jeunes filles fut épisodique en ce début du siècle précédent, comme le confirme le tableau suivant.
Il y eut d’abord celle qui, la première, lança le mouvement. En 1924. Suzanne Frouin qui deviendra par son mariage Suzanne Pluvinage, venue de la région de St Brieuc pour entrer en prépa Agro au lycée. A l’époque, l’on était dans un autre espace-temps où les jeunes filles avaient pour avenir tout tracé le mariage et la maternité et pour programme d’études la broderie, le piano et les bonnes manières. C’est dire si, en 1924, l’unique jeune fille parmi 1167 garçons pouvait produire un effet aussi extraordinaire qu’un Persan parmi les badauds de la capitale, dans un certain Paris du 18è siècle.
Les grands registres cartonnés du lycée ne livrent que d’élémentaires données, nom, profession et adresse des parents. Les souvenirs de celles qui sont encore en vie et les témoignages que leurs enfants nous ont confiés en manière de « souvenir pieux » ont permis de donner chair et vie à ces trajectoires peu communes. Ainsi Suzanne Frouin fut admise à l’Ecole d’Agro où elle fut reçue 5è. Quatre ans plus tard, Christiane Gouard suivit la classe de Spéciales Préparatoires puis de Mathématiques Spéciales au lycée. Elle fut reçue en 1930 à l’Ecole Normale Supérieure et première à Centrale, à l’âge de 18 ans. Devenue par son mariage Christiane Pauc, elle enseigna plus tard au lycée Clemenceau en Hypotaupe et en Taupe. Il y eut aussi Charlotte Wimel devenue Charlotte Gordon, qui fut chercheuse en sciences physiques, entra au CNRS, partit aux USA faire de l’astrophysique où elle obtint une bourse de la NASA. Dans sa retraite en Suisse, elle a commencé une traduction d’un ouvrage de Kepler du latin au français. Furent aussi élèves au lycée Micheline Cazenave, première femme en France à accéder au corps des Ponts et Chaussées, Paule et Gilberte Goyat (respectivement Agro 1929 et Agro 1931), Mireille Piolle en Spéciales Préparatoires et Mathématiques Spéciales de 1931 à 1934 ; reçue première à l’Agrégation de Mathématiques, devenue Madame Méary, elle fut professeur, IPR et Inspectrice d’Académie ; Lucienne Durand-Gasselin suivit ces mêmes classes préparatoires scientifiques au lycée en 1937-38 et fut admise en 1939 à l’Ecole Centrale ; Geneviève Lery, plus tard Madame Charlet, venue de Paris, du fait de la guerre, préparer au lycée Clemenceau l’école d‘Agro où elle fut reçue en 1941. Le dossier qu’elle réalisa sur les « Agrelles », les femmes ingénieurs de 1918 à 1965, communiqué par l’Ecole d’Agro montre bien qu’elle eut conscience d’ouvrir de nouveaux horizons.
Pourquoi, avec ces allures de « jeunes filles rangées », ont-elles choisi d’aller dans un lycée de garçons, de se passionner pour les propriétés magnétiques, l’analyse spectrale ou les développements de Taylor ou bien d’autres choses encore ? Peut-être pensaient-elles à ces femmes qui, guerre oblige, venaient d’occuper les emplois laissés libres par les hommes partis au front ? Sans doute avaient-elles en tête de suivre Marie Curie devenue quelques années plus tôt première femme titulaire d’une chaire de physique générale ? C’était en 1906. D’après les témoignages recueillis, elles avaient l’intuition de suivre des chemins difficiles mais toutes ont fait état d’un goût passionné pour les études, pour la liberté nouvelle et d’une détermination bien ancrée. Il leur en fallait pour s’attaquer aux bastions réservés de Normale Supérieure, de l’Ecole Centrale et des diverses Agrégations. Il a fallu aussi le soutien bienveillant de parents éclairés, souvent instituteurs, professeurs ou de formation scientifique, si l’on interroge la mention Profession des parents sur les registres de classes. C’était le cas du père de Suzanne Frouin, vétérinaire aux idées radicales-socialistes, épris de nature, qui donna cet amour à sa fille qu’il se refusait à confiner à l’apprentissage des travaux ménagers. C’est le fils de celle-ci qui, dans une lettre pleine d’émotion sur une mère très engagée dans le syndicalisme agricole et les Chambres d‘Agriculture, nous a livré ces souvenirs attestant une intelligence familiale en avance sur son temps.
Enfin, les différents témoignages font revivre des figures de professeurs qui ont transmis leur passion comme c’est fréquemment le cas mais qui, surtout, toutes le disent, les ont tout particulièrement accompagnées dans cette voie nouvelle. Celles qui furent bien souvent les seules filles de la classe, voire les seules filles du lycée, dans les années vingt et trente, ont ainsi été choyées par leurs professeurs. D’une façon obscure et patiente, ces professeurs travaillaient pour l’avenir, pour nous permettre, quarante ans plus tard, d’être plus nombreuses en hypokhâgne dans ce lycée de garçons. Pour permettre, trente ans plus tard encore, à Juliette Durand d’être reçue major à l’Ecole Polytechnique. Entre temps, le lycée était devenu « lycée d’état mixte », en 1974, reconnaissance officielle qui, cinquante ans après, confirmait l’image de courageuses devancières de ces jeunes filles. Ainsi les rêves d’hier finissent par devenir réalité d’aujourd’hui. Au-delà de ces trajectoires individuelles, la même certitude vivante et joyeuse se dégage de leurs témoignages : ces jeunes filles n’étaient pas des extraterrestres, elles ont apprécié ces années au lycée Clemenceau, comme elles ont aimé les sorties au Jardin des Plantes, chez Decré ou sur les bords de l’Erdre à vélo. Pareilles à toutes les jeunes filles du monde.