Livre du Bicentenaire (Coiffard, 2008)
L’Anthologie
Auteur : Joël Barreau
René Guy Cadou
Lorsque, après Sainte-Reine-de-Bretagne puis Saint-Nazaire, son père fut nommé à Nantes comme directeur de l’école primaire du quai Hoche, René Guy Cadou entra, en octobre 1931, comme externe au lycée Clemenceau en classe de sixième. Il devait y poursuivre ses études jusqu’en 1939, année où, étant en classe de philosophie, il passa avec succès la deuxième partie du baccalauréat, à la session de rattrapage.
René Guy Cadou et son camarade de lycée Jean Aoustin,
le 7 février 1939, sur le pont d’Orléans à Nantes.
Source : Jean Aoustin
De ces années lycéennes un seul poème porte témoignage, écrit bien des années plus tard et publié seulement en 1965, donc quatorze ans après la mort de René Guy Cadou (Poésie la vie entière, p. 359) :
Oh ! que tombe la neige
Dans la cour du collège !
Que s’achève le temps
De pleurer sur un banc !
Pour un mauvais élève
Et pour un pauvre enfant
Les plaintes d’un solfège
Emportées par le vent !
Dans son livre autobiographique Mon enfance est à tout le monde», René Guy Cadou évoque heureusement de façon plus précise son passage au lycée, et tout particulièrement les premiers mois de sa classe de sixième où il eut comme professeur de français Monsieur Barthès (p. 183-185) :
La classe de sixième se situe dans les limbes, dans les oubliettes du lycée, tout à côté de l’atelier de menuiserie et de la réserve à charbon. Elle est pleine de hannetons, de boîtes en fer-blanc et de bérets mités.
Le professeur de français est un petit homme maigre, sec, parcheminé, avec de grandes oreilles. Il ne rit pas. Il a une longue mèche de cheveux qui lui barbouille le visage – je pense aujourd’hui : Maurice Barrès – la moustache postiche de Charlot toujours de travers sous le nez, tantôt sur la joue, tantôt dans l’œil, suivant l’humeur et les grimaces.
Durant les huit ans que j’ai vécus au lycée, je l’ai toujours connu dans la même gabardine verdâtre, le même feutre rigoureusement porté sur le front, un parapluie à son bras. Je dois à ce brave homme que nous ridiculisions un peu à cause de son physique et surtout parce qu’il était l’auteur d’un livre intitulé, je crois, Cléopâtre la voluptueuse, une des plus troublantes révolutions de ma vie.
Monsieur B. avait eu l’idée de faire constituer par les élèves de son cours une bibliothèque, et cela le plus simplement du monde en demandant à chacun de lui confier un volume. De la sorte trouvait-on sur les rayons, à côté de Sybilla de Jean-Richard Bloch que personne ne lisait – nous avions douze ans – des livres de Madame de Ségur, Fenimore Cooper, Gustave Aymard, Un poilu de douze ans, Le Sorcier du feu, Jules Verne, Les Cinq sous de Lavarède et surtout l’admirable roman de Georges Clavigny, Le Vautour de la Sierra. C’est mon camarade Jean Fouquet, aujourd’hui photographe et avec qui, alors, je balançais les chaises de fer et les corbeilles à papier de la municipalité nantaise dans les pièces d’eau du jardin des Plantes, c’est lui qui avait consenti ce don royal.
Aussi nous retrouvions-nous, tous deux, à l’heure de la récréation, dans cette triste cour bordée de hauts murs et semée de tilleuls que nous appelions « la cage aux lions » et là, délaissant le quotidien jeu de paume, adossés à un pilier, nous discutions lyriquement de nos héros et parlions sérieusement de nous enfuir en Espagne…
Le miracle de cette double vie m’aidait à oublier le morne désespoir de ces salles de classe, l’étouffement de ces matinées pleines de sommeil, quand, dans l’interminable couloir, retentissait la voix glacée d’un maître d’études.
Je comptais les minutes en mâchonnant derrière ma main des boulettes de papier ou des carrés de chocolat, mastication qui devait débarrasser mon palais de l’odeur des cigarettes anglaises fumées en cachette dans les latrines du lycée.
Tout ou presque tout dans ce grand lycée devait rebuter l’enfant exilé loin de sa Brière natale et qu’habitait la nostalgie de cette école campagnarde de Sainte-Reine-de-Bretagne où il était né en 1920 et où il avait passé dans un constant bonheur les sept premières années de sa vie (Mon enfance est à tout le monde, p. 185) :
Quel goût aura-t-on jamais, quand l’air est vif, quand le soleil est comme une bête des bois, pour un établissement où, durant cinq jours de la semaine, un homme qui ne nous est rien, dépose sous nos yeux un projet sans beauté. Je ne me reconnaîtrai jamais pour l’obligé de ces maîtres qui ont mis toute leur science à me faire oublier ce qui était au fond de moi depuis l’enfance, l’héritage de tous les enfants du monde.
Il existait heureusement une espèce de zone franche dans cet univers carcéral, une oasis de liberté et de poésie, la classe de dessin :
Une seule fois par semaine je me trouvais davantage à l’aise entre ces murs ; c’était durant les deux heures de dessin, non pas que je me sentisse jamais quelque disposition pour cet art, mais, dans une salle mieux éclairée, bousculée comme le pont d’un navire, il me semblait que nous avions quelque chance d’échapper à la férule du maître.
De fait, tout était simple et gai dans cette échoppe de brocanteur où des oiseaux de plâtre voisinaient avec des courges, des bustes, des arrosoirs, des lampes à huile. Nous assistions en amateurs au cours et tandis que certains d’entre nous dégringolaient du haut de leur tabouret parmi des arabesques et des lignes branlantes, nous demeurions là-bas, sous la fenêtre, occupés de timbres-poste et de hannetons, et peut-être également étonnés d’un déchirant rectangle de ciel bleu balancé entre deux girouettes, tout à fait à la cime de nos yeux.
Vers la fin de cette première année de lycée, la brutale et tragique disparition de sa mère, le 30 mai 1932, accentua la détresse de René Guy Cadou et son sentiment d’abandon et d’exil (Mon enfance est à tout le monde, p. 197) :
Je suis retourné au lycée après quinze jours, avec un petit veston bleu qu’on a teint et une montre de Prisunic. Je traverse encore le jardin des Plantes, mais c’est pour me rendre, chaque jour, après quatre heures, au cimetière….
Non ! Vraiment, il y a quelque chose de cassé. Je ne suis plus de mon enfance ; je ne suis plus rien pour moi qu’un petit être machinal qui sanglote sur ses leçons, qui tremble de peur dans son lit.
Qu’attendre de la vie désormais ? Qu’attendre de ce lycée sinistre avec ses longs, ses interminables couloirs : « J’ai toujours détesté ces longs couloirs qui menaient aux salles d’études. Je m’y conduisais mal ; ballotté entre les murs de craie, les tableaux noirs, que pouvais-je espérer ? Qui pourrait me rendre à maman ? »
Heureusement, un peu moins de trois ans plus tard, alors qu’il est en classe de troisième, une découverte capitale va le sauver, celle de la poésie (Mon enfance est à tout le monde, p. 197-198) :
Une fois, je me souviens, c’était aux environs de Pâques, je rapportai de bonnes notes à mon père. Sa joie, ses larmes. Nous allâmes tous deux déjeuner dans une petite auberge des bords de la Loire. Ah ! comme dans sa tristesse il semblait heureux !
Le soir, de retour quai Hoche, dans la cuisine rouge et blanche, après-dîner, il me lut les poèmes qu’il écrivait à vingt ans. Il en avait trois gros cahiers serrés dans un tiroir de son secrétaire, trois registres de gros carton entourés de ficelle. Je crois bien que c’est ce soir-là que tout a commencé. Le lendemain je me trouvais assis devant la fenêtre de ma chambre avec une feuille blanche sur mes genoux.
Dans les tilleuls les moineaux pépiaient, des rats se promenaient dans la cour. L’air sentait la bougie et les fonds de jardin. Qu’est-ce que j’écris ? Que signifient ces mots maladroits que je dresse comme un rempart contre la nuit ?
Les soirs suivants me retrouvèrent à la même place, et je pris ainsi l’habitude de traduire, au lieu de versions latines, cette indicible tristesse qui était en moi.
Les séances de lycée, de plus en plus, me pesaient. Si l’on ne me portait point absent sur les tablettes du Censeur, c’est sans doute que je figurais encore, tout au fond de la classe, comme une bouée flottante dans la mémoire du professeur. Comme j’étais loin déjà ! Comme je savais me situer, par delà les tréteaux de l’estrade, dans un monde forcené qui m’arrachait des larmes !
J’aurais bien « séché les cours » comme on disait. A quoi bon ! C’est encore là que je me sentais le plus seul, le plus dépourvu, le plus intègre encore Je commençais de me frotter dangereusement aux parois dures de la vie.
Les notes de fin de trimestre m’accusaient, témoignaient contre moi. J’en étais sincèrement navré, à cause de mon père, sans qu’il me fût possible d’y remédier. « Alors, bête ou paresseux ? » me disait mon père, avec une pauvre figure qui cachait mal sa tendresse.
Les deux, peut-être, pensais-je ! Mais je continuais néanmoins à me réserver, dans ces siècles de journées, de brèves secondes d’écriture. Les feuillets s’amoncelaient, qui nourrirent bientôt le feu d’hiver…
… jusqu’à ce jour de l’année 1936 où il fit la rencontre décisive du jeune poète Michel Manoll qui tenait alors une librairie place Bretagne (Mon enfance est à tout le monde, p. 199) :
A la devanture d’un libraire, une pauvre devanture, parmi des gravures de mode et de gros in-folio, de petits livres de poèmes couverts de papier cristal et de grandes feuilles manuscrites.
Je n’ai pas honte de mes culottes courtes et j’entre. Il y a des colombes qui volettent dans le magasin, un long jeune homme nourri de cigarettes, aux doigts brûlés.
Michel Manoll, à partir de cet instant, va jouer un rôle considérable dans la vie de Cadou, qui a alors seize ans. Il va orienter ses lectures : « il m’ordonna Musset et Marceline, aggravés de fortes doses de Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Lautréamont, Corbière, Laforgue, Toulet, Apollinaire » (réponse à une interview de Pierre Béarn publiée dans Le Miroir d’Orphée) ; il va surtout le mettre en relation avec Reverdy et Max Jacob, qui exerceront une considérable influence sur sa formation poétique.
Par contraste avec cette littérature vivante, les cours de français distribués au lycée lui semblaient bien ternes : « Villon, d’Aubigné, Nerval, Rimbaud, Lautréamont escamotés, Verlaine minimisé, Vigny, Baudelaire abâtardis, nous faisions notre pâture d’explications de textes réduisant les tragédies raciniennes à des colloques de Jésuites » (Poésie la vie entière, p. 409).
Mais ses professeurs ne lui laissèrent pas tous un mauvais souvenir. Aussi bien, lorsqu’il épousa Hélène en 1946, est-ce à un de ses anciens professeurs de lettres, Georges Kirn, alors maire-adjoint aux Beaux-Arts de la ville de Nantes, qu’il demanda de célébrer leur mariage. Au reste, sa passion pour la poésie ne lui fit pas sacrifier ses études, du moins pendant les deux dernières années qu’il passa au lycée, comme le prouvent les palmarès de 1938 et 1939. Et pourtant déjà paraissent ses premiers recueils de poèmes : Brancardiers de l’aube alors qu’il est en classe de première, puis Forges du vent et, en 1940, Retour de flammes, où sont rassemblés des textes écrits lorsqu’il était en classe terminale, textes qui nous font entendre déjà ce chant profond qui fait de lui, à n’en pas douter, un des plus grands poètes français de sa génération.
– Sur la vie et l’œuvre de René Guy Cadou, voir dans « Julien / Biographies » la notice qui lui est consacrée.